L’étrange histoire d’une dette immortelle
Par La Rédaction de MoneyWeek, le 4 février 2010
Saviez-vous que notre pays continue de rembourser une dette vieille de plus de… deux siècles ? Une parfaite illustration de l’histoire d’amour entre la France et la dette publique. Nos enfants nous maudiront. Car les dettes émises aujourd’hui devront être payées demain. Un lourd héritage.
Mais, malgré des montants à en faire pâlir d’envie notre bon oncle Picsou, l’Etat français a toujours respecté ses engagements depuis le grand défaut de paiement de 1797. Preuve en est, il honore, encore aujourd’hui, une dette qui remonte à… Louis XVI.
Une dette contractée en 1738
C’est François R. Velde, économiste à la banque de la Réserve fédérale de Chicago, qui vient de révéler cette anecdote, dans un rapport de travail intitulé L’Affaire de la dette immortelle (The Case of the Undying Debt). L’histoire débute dans le duché de Bouillon, petit territoire situé dans l’actuelle province du Luxembourg, en Belgique.
A la mort du duc Emmanuel-Théodore de La Tour d’Auvergne, en 1730, Claude-Henri Linotte, un ami de la famille, devient le tuteur onéraire de son successeur, son neveu Charles-Godefroy et de ses deux enfants. En tant que tuteur onéraire, Claude-Henri Linotte est chargé de la gestion intégrale de la tutelle.
Pour récompenser le dévouement de Linotte, le nouveau duc décide de lui offrir, ainsi qu’à sa famille, une rente viagère perpétuelle de 1 000 livres, créée pour l’occasion. Conformément à sa volonté, celle-ci voit le jour le 22 avril 1738 et sera versée “jusqu’à la date de la mort du dernier survivant parmi les descendants de M. et Mme Linotte”. En 1775, Henri-Louis-Marie de Rohan, prince de Guéméné, arrive à la tête du duché.
Mais, sept ans plus tard, les caisses se retrouvent dans un état désastreux, ce qui le contraint à déclarer la situation de banqueroute et à démissionner. Sa famille, qui entretient des relations cordiales avec la France, s’en remet alors à la bonne volonté du roi de France, Louis XVI. Charles-Alexandre de Calonne, alors ministre des Finances, propose au souverain un arrangement : racheter certaines possessions de la famille Rohan à un prix avantageux en échange du transfert de la dette du duché à l’Etat français.
C’est à la suite de cet accord, accepté par le monarque, que la dette contractée par Charles-Henri Linotte apparaît dans les comptes publics français en 1775, alors que le duché de Bouillon ne sera annexé par la France que vingt ans plus tard.
Retour vers le futur
Intégrée dans la dette française sous la monarchie, la rente de Claude-Henri Linotte va ensuite traverser les différents régimes politiques français. Un Directoire, trois monarchies, deux Empires et cinq Républiques. Durant chacune de ces périodes, la rente viagère va faire l’objet de nombreux décrets, qui, à chaque reprise, confirment son paiement. Après la mort de Claude-Henri Linotte, son fils Claude-Louis en devient le bénéficiaire.
Ensuite, c’est au tour d’Amable-Suzanne Elisabeth, la fille de ce dernier. En 1876, le ministre des Finances publie une décision. Il confirme la pérennité de la rente, qui restera au nom d’Amable-Suzanne Elisabeth Linotte. Ses descendants, en premier lieu ses deux filles, pourront jouir de leurs droits en justifiant simplement de leur affiliation avec leur mère, petite-fille du détenteur original.
En 1900, le nouveau ministre des Finances, Joseph Caillaux, parvient à identifier son propriétaire et tente de négocier son extinction. Il essuie un refus. S’ensuivront alors toute une série d’autres bénéficiaires. Huit décennies plus tard, en 1988, l’Etat français annonce que toutes ses dettes perpétuelles, souscrites entre 1793 et 1945, ont été remboursées. Seule une, antérieure à cette période, perdure : celle de Charles-Henri Linotte !
Une rente sans rentier
Dominique Strauss-Kahn, devenu à son tour ministre des Finances sous l’ère Jospin, exige en 1998 qu’une enquête soit menée sur la présente rente. Si le résultat confirme son existence, il apparaît que, depuis plusieurs années, personne n’en a réclamé son versement.
Pourtant, cinquante-huit descendants des époux Linotte étaient encore recensés. Dans pareilles circonstances, le Code civil dispose que, au-delà d’une limite de cinq ans, toute rente non réclamée est enterrée. Seulement, l’article visé ne s’applique pas aux rentes viagères !
Et François R. Velde de conclure : “Jusqu’à ce que le dernier descendant de Claude-Henri Linotte décède, le Trésor français doit se tenir prêt à honorer son engagement.” Il ne reste donc plus qu’aux heureux bénéficiaires de cette rente miraculée à se faire connaître pour empocher le joli magot. Un magot qui s’élève aujourd’hui à… 1,20 euros !